Transitionner contre le capitalisme : les mouvements trans français
Lors d'une prĂ©cĂ©dente rĂ©union, nous avons discutĂ© des mouvements trans depuis le XIXĂšme siĂšcle afin de comprendre lâhistoire de leur structuration, la dimension anticapitaliste de ces mouvements ainsi que leurs revendications qui ont toujours mis en premier plan la libre disposition de son corps et les amĂ©liorations matĂ©rielles des conditions de vie. Voici un compte rendu de nos discussions.
Une approche matérialiste de la transitude
Trop souvent, le fait dâĂȘtre trans est compris Ă travers des approches libĂ©rales et naturalisantes. La possibilitĂ© dâun changement de sexe est compris comme un conflit entre un sexe biologique et un genre social. Pourtant, le sexe - comme rĂ©alitĂ© corporelle et appartenance sociale - nâa rien dâancrĂ© dans la nature. Le capitalisme, par son exigence de profit, a besoin de soumettre des populations pour les maintenir dans lâexploitation. Pour que ces populations ne se rĂ©voltent pas, le capitalisme maintient lâillusion que les travailleur·ses sont né·es pour travailler et quâil est dans la nature des femmes de procrĂ©er. Par consĂ©quent, lâexistence de la possibilitĂ© de changer de sexe nie la justification biologique dâune hiĂ©rarchie. Notre sexe de dĂ©part nâest pas figĂ©. Par consĂ©quent, le capitalisme a besoin dâinstitutions pour marginaliser et rĂ©primer la transitude. Il a besoin de ramener les personnes dans leur sexe assignĂ© par la violence et dâinvoquer une rĂ©alitĂ© biologique. De fait, lâhistoire des mouvements trans est une lutte pour permettre aux personnes trans de sortir de leur marginalisation Ă©conomique et de la psychiatrisation de leurs vĂ©cus.
Du mouvement associatif à la dépsychiatrisation : Un retour historique
Durant les annĂ©es 1940-1950, la culture du cabaret permet Ă plusieurs femmes trans de se rencontrer, comme Bambi et Coccinelle au Carrousel ou chez Madame Arthur. Peu mĂ©diatisé·es, les personnes trans bĂ©nĂ©ficient dâune relative libertĂ© : plusieurs arrivent Ă changer la mention de sexe sur leur Ă©tat civil en trompant lâadministration et les hormones sont vendues sans ordonnance dans les pharmacies.
Câest durant ces deux dĂ©cennies que des magazines vont mĂ©diatiser des femmes trans ainsi que les premiĂšres cliniques de genre aux Ătats-Unis. Des mĂ©decins â principalement psychiatres, endocrinologues, sexologues â participent activement Ă cette mĂ©diatisation en publiant des ouvrages tournĂ©s vers le grand public, le plus souvent pour condamner et pathologiser les personnes trans. Ainsi se dĂ©veloppent deux discours fonctionnant ensemble :
- Le discours médiatique qui fait des femmes trans des objets étranges et « glamour ». Les femmes trans sont fétichisées et les hommes trans sont oubliés.
- Les discours mĂ©dicaux pathologisent les personnes trans. Le dĂ©sir de changement de sexe est compris Ă travers une souffrance inĂ©vitable. Les mĂ©decins commencent alors Ă mettre en place un diagnostic psychiatrique et Ă limiter lâaccĂšs mĂ©dical Ă la transition.
Cela va aboutir Ă plusieurs premiĂšres restrictions : la modification du sexe Ă lâĂ©tat civil est interdite en 1975 et les hormones sont retirĂ©es de la vente libre. Ce contexte politique et social de recul va provoquer l'Ă©mergence des premiĂšres associations trans telles que lâAssociation des Malades Hormonaux en 1965 et le Centre du Christ libĂ©rateur en 1976. On comprend alors lâimportance historique de lâauto-support dans le militantisme trans. Cela rĂ©pond Ă une urgence matĂ©rielle pour pallier tant bien que mal Ă la dĂ©gradation des conditions matĂ©rielles dâexistence des personnes trans.
Les dĂ©cennies 80 et 90 ont Ă©tĂ© marquĂ©es par la crise du VIH/SIDA au cours desquelles les personnes trans ont Ă©tĂ© peu incluses dans les politiques de prĂ©vention et de traitement du virus. Lâautosupport trans vise en prioritĂ© Ă contrer lâĂ©pidĂ©mie. Le programme hospitalier PrĂ©vention Action SantĂ© Travail pour les Transgenres est crĂ©Ă© en 1992 et quelques annĂ©es plus tard, l'Association du Syndrome de Benjamin naĂźt en 1994.
Avec Internet la communication sâaccĂ©lĂšre et le nombre d'associations trans explose dans les annĂ©es 2000. La politisation du milieu trans se construit avec de nouvelles armes militantes. Le Groupe Activiste Trans, nĂ© en 2001 fait des zaps, interrompt des confĂ©rences transphobes et revendiquent la dĂ©psychiatrisation des transitudes. Le mouvement se fait Ă©galement plus unitaire. La manifestation annuelle contre la transphobie existante depuis 1997 sera organisĂ©e par la Coordination Existrans. NĂ©e en 2005, cette coordination organise la manifestation par de nombreuses associations.
Au travers de cette histoire, on comprend que ce militantisme sâest structurĂ© autour des conditions matĂ©rielles dâexistences depuis toujours. Au fil des annĂ©es, une approche sociale de la transitude sâest imposĂ©e contre le diagnostic psychiatrique. Nous pouvons dire que ce processus est toujours en cours, voire se radicalise. AprĂšs le premier confinement de 2020 et la dĂ©gradation des conditions de vie, le mouvement trans se donne un nouveau rythme. Dans plusieurs villes de France, des groupes de paroles dâautosupport naissent. Plusieurs rassemblements sont organisĂ©s en mĂ©moire de femmes trans suicidĂ©es ou assassinĂ©es. Cette conception matĂ©rialiste de la transitude continue Ă sâĂ©laborer. De nombreux blogs voient le jour, ainsi quâun mĂ©dia, XY Media et deux ouvrages, publiĂ©s en 2021, AfroTrans et MatĂ©rialismes Trans.
Loin des institutions, proche de la révolution ?
Faute dâun mouvement institutionnalisĂ©, le militantisme trans est marginalisĂ©. Il nâexiste pas de lobby trans qui aille voir les dĂ©putĂ©s, ni de dĂ©partement dâĂ©tudes trans Ă lâuniversitĂ©. De plus, la gratuitĂ© des parcours de transition est toujours conditionnĂ©e par un diagnostic psychiatrique. Si la modification de la mention de sexe Ă lâĂ©tat civil a Ă©tĂ© facilitĂ©, les personnes trans font toujours face Ă une exclusion du salariat. Un tiers dâentre elles ne travaillent pas et elles connaissent toujours des difficultĂ©s dans lâaccĂšs Ă un logement, Ă la santĂ© ou dans la confrontation avec la police et les administrations. Par consĂ©quent, le militantisme est toujours contraint Ă lâautosupport, Ă une transmission des savoirs et Ă la construction de contre-pouvoirs Ă la mĂ©decine.Â
Si le mouvement trans nâest pas dans les institutions, ses revendications sont peu reprises par le mouvement ouvrier. Rare sont les partis et syndicats Ă porter les questions trans, encore moins Ă dĂ©velopper une approche matĂ©rialiste de la transitude. Pourtant, nous pouvons observer que le capitalisme nâarrive pas encore Ă assimiler le changement de sexe dans son systĂšme. Il nâa pas encore crĂ©Ă© un archĂ©type de transition acceptable. La possibilitĂ© de changement de sexe est encore et toujours une menace. Les mouvements fĂ©ministes et LGBTI convergent dans la critique de la biologisation des rapports sociaux, et ils rappellent que nous pouvons nous-mĂȘmes mettre en place des contre-pouvoirs Ă la mĂ©decine. Les femmes nâont pas vocation Ă ĂȘtre mĂšres, les gens nâont pas vocation Ă ĂȘtre hĂ©tĂ©rosexuels, certains et certaines nâont pas vocation Ă sâinscrire dans leur sexe dâassignation Ă la naissance.
Nos mobilisations permettent dâouvrir des brĂšches visant la libre disposition de son propre corps et de pouvoir construire des existences au-delĂ du discours des dominants.